Quarante-et-unième Promotion du CNESSS

Accueil du site > Mondialisation ; AGCS ; > LES VOYAGES DE GULLIVER, OU CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCÉE.

LES VOYAGES DE GULLIVER, OU CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCÉE.

dimanche 19 janvier 2003, par Gérard Arcéga


En ce temps là, Gulliver avait de nouveau fait naufrage, et débarqué sur la plage d’un pays inconnu, où un homme le trouva et le recueillit. Après s’être remis de ses émotions, Gulliver s’enquit auprès de son hôte de l’endroit où il avait échoué. Celui-ci lui répondit : "Vous êtes arrivé, cher monsieur, au pays du trou Dlasécu".

Gulliver ignorait jusqu’à la possibilité même qu’un tel pays existât, et il demanda des explications supplémentaires. Son hôte entreprit de lui fournir quelques détails : "Notre pays s’appelle ainsi cher monsieur, car il s’honore de posséder le plus beau trou Dlasécu du monde, j’ai bien dit du monde. D’ailleurs, comme une démonstration vaut un long discours, je vous propose d’aller visiter séance tenante le susdit trou, vous serez édifié".

Là dessus, Gulliver dont la curiosité était fort excitée, suivit son nouveau compagnon vers la visite du très pittoresque et très extraordinaire trou Dlasécu que vantaient les prospectus qu’on lui avait entre-temps remis. Après un voyage sans histoire dans un pays par ailleurs fort accueillant et laborieux, on arriva enfin en vue du fameux trou, qui était effectivement d’une profondeur et d’un gigantisme proprement vertigineux.

Gulliver observa que le trou en question était rempli d’un nombre impressionnant d’individus ou de collectivités, qui piochaient dans le trou avec une infatigable ardeur, ou en pelletaient le contenu ainsi récupéré pour inlassablement l’emporter Dieu seul sait où. Autour du trou, d’autres personnes semblaient se livrer à des activités extrêmement prenantes, mais incompréhensibles au commun des mortels.

Le guide de Gulliver apporta heureusement quelques explications : "Les personnes que vous voyez dans le trou sont les piocheurs et les pelleteurs. Ils ont un droit imprescriptible, reconnu par la Constitution, de piocher et de pelleter sans compter pour leurs nécessaires besoins. Ceux qui sont devant, sont les gens dits Dlasécu, ils sont les gardiens du trou. Ils doivent notamment empêcher les abus de piochage ou de pelletage". "Ah bon ?" demanda Gulliver. "Mais que font les gardiens si quelqu’un abuse ?" "Ils le sermonnent d’importance" répondit son guide.

Gulliver prit une mine sceptique. "Mais cela suffit-il ? Il n’y a pas de sanction ?" "C’est-à-dire, repris son guide, qu’il y a proportionnellement peu d’abus manifestes, ne commencez pas à insulter les honnêtes gens voulez-vous !... Disons que nombreux sont ceux qui en prennent un petit peu trop, sans que cela constitue un réel abus. Et puis il est très difficile de démontrer devant la haute magistrature, par ailleurs très susceptible, qu’il y a eu abus, car le droit de piocher sans contrainte, et le droit de pelleter à tout va sont des avantages considérés comme acquis, qu’il ne saurait être question de remettre en cause. La légitimité évidente des besoins, et le respect absolu des libertés individuelles sont en effet le fondement même du dogme, garanti par ailleurs par l’infaillibilité reconnue aux piocheurs dans l’appréciation des susdits besoins".

Il ajouta l’air grave : "Il y a même de très hautes instances chargées de faire respecter ces droits, très introduites politiquement, qu’on appelle « Conseil de l’Ordre » et « Syndicats »".

Gulliver apprit ainsi que la première de ces instances, très sourcilleuse sur les droits et les libertés de ses mandants, considérait comme un crime de lèse éthique toute tentative de limiter le droit le plus absolu de piocher autant qu’on voulait dans le trou, crime de lèse éthique alors condamné par toutes les plus hautes instances morales et politiques du pays. Le droit de pelletage sans aucun frein était tout aussi âprement défendu par l’autre instance, qui s’inquiétait beaucoup de surcroît d’un risque considéré comme majeur : celui d’un pelletage dit "à deux vitesses", qui aurait conduit à rompre le dogme de la sacro-sainte égalité. En foi de quoi chacun était convié à pelleter le plus possible et le plus vite possible.

Gulliver en avait vu d’autres depuis l’affaire des oeufs qu’il fallait casser du gros ou du petit côté selon le pays, mais là, c’était encore plus fort. Il s’inquiéta du sort des gardiens du trou, qui semblaient très actifs de leur côté aussi, mais on ne comprenait pas très bien le sens de leur activité. On s’approcha donc, et on observa mieux.

Gulliver constata ainsi que les gardiens du trou constituaient toute une armée extrêmement structurée, avec des chefs, des sous-chefs, des moyens-chefs partout, et même quelques grands chefs, tout cela était proprement admirable.

Certains chefs semblaient très préoccupés de l’état de leurs troupes, et s’interrogeaient longuement sur leurs capacités à obéir, à manœuvrer savamment, à retransmettre correctement les ordres, à distribuer les récompenses et les gratifications verbales. On semblait même s’entraîner pour cela, à des "entretiens", qualifiés "d’évaluation". Ils appelaient cette activité, apparemment très noble, "faire de la GRH".

Certains s’inquiétaient fort de l’état des boutons des uniformes des gardiens. D’autres erraient ici et là, et le guide de Gulliver lui précisa qu’ils cherchaient "de nouveaux métiers". Il paraît d’ailleurs qu’ils en perdaient beaucoup mais en trouvaient très peu. De nombreuses personnes, dotées d’instrument de mesure très impressionnants s’affairaient beaucoup : On expliqua à Gulliver qu’elles tentaient de mesurer des "enjeux majeurs", activité considérée comme hautement stratégique au sein de cette glorieuse maison. Il y en avait aussi qui possédaient des chronomètres, avec lesquels ils mesuraient les différentes activités des uns et des autres, dans le but, paraît-il, d’en déterminer le coût, avec la précision la plus détaillée possible. On appelait cela faire "de la comptabilité analytique". Il sembla à Gulliver qu’on consacrait beaucoup de temps à faire des mesures chez ces gens là.

Dans un coin, la construction d’une formidable usine à gaz appelée "SESAM" semblait prendre une énergie et un temps considérables. Dans un autre endroit, des gens qui semblaient très savants, étudiaient des systèmes de mesure d’activité très sophistiqués, appelés "PMSI", ou "codage", à l’aide d’énormes ordinateurs. Là encore, on consacrait beaucoup d’énergie à mesurer les choses. Le plus étonnant est qu’on semblait sincèrement convaincu que mesurer l’activité avec plus d’exactitude permettrait de limiter le piochage et le pelletage.

Le guide fit remarquer qu’on disposait d’un ensemble de statistiques extrêmement élaboré et impressionnant, et il avait l’air si fier, que Gulliver n’osa pas lui faire remarquer qu’au bout du compte, on semblait mesurer beaucoup afin d’éviter d’avoir à faire ce qu’il aurait fallu faire.

Gulliver s’enquit du commandement de cette impressionnante armée. Son guide lui déclara alors qu’une organisation parfaitement sinusoïdale, très admirable de cohérence et de logique, présidait aux destinées des gardiens du trou Dlasécu. Il lui précisa alors qu’un grand commandeur nommé par le gouvernement siégeait en la capitale du royaume, mais qu’on ne savait pas très bien s’il dépendait ou pas du Ministère chargé par ailleurs de suivre les activités des gardiens, et que d’autre part, un haut représentant des pelleteurs était également à la tête de cette institution. Il ajouta qu’il y avait aussi des états majors de terrains, parmi lesquels on avait pris soin de mettre des représentants du "trou complémentaire".

Comme Gulliver s’étonnait de l’existence d’un autre trou, son compagnon dût lui expliquer qu’on avait confié le gardiennage d’un deuxième trou à d’autres personnages, appelés "mutualistes" et "assureurs", qui étaient d’ailleurs en concurrence entre eux, ce qui fait qu’ils se donnaient sournoisement de temps à autre des coups de pioches ou de pelles dans les tibias.

Mais, demanda Gulliver, "Pourquoi diable y-a-t-il un deuxième trou ?" "C’est-à-dire, lui déclara son guide, qu’on a décidé de confier un deuxième trou à d’autres gardiens, dans l’espoir de modérer le creusement du trou principal. Il s’est donc d’abord appelé le « trou modérateur »". "Et cela a-t-il permis de modérer le creusement du trou principal ?" "C’est-à-dire que le trou principal a continué de s’approfondir toujours aussi vite, mais nous avons maintenant un deuxième trou, qui est en quelque sorte un « trou complémentaire ». Les gardiens de ce deuxième trou ont obtenu de siéger dans les états majors des gardiens du trou principal, ce qui n’est que justice, étant donné qu’ils n’ont pour leur part, qu’un trou de moindre importance".

Mais demanda Gulliver, "Quel rôle jouent-ils dans ces états majors ?" "Ils surveillent, lui répondit gravement son guide, les éventuels excès de zèle des gardiens Dlasécu. Beaucoup de ces derniers acceptent certes sans discussion le dogme du droit imprescriptible de piocher et pelleter sans compter, et s’occupent donc très utilement de leur leurs propres activités qui ne gênent personne. Mais quelques-uns, manifestement un peu dérangés, tentent d’embêter les piocheurs et les pelleteurs dans leur légitime activité, voire même de remettre en cause le principe du droit de se servir sans compter dans le trou, ce qui constitue une déviation extrêmement grave de la juste ligne définie par les grands principes qui régissent le dogme. Les représentants du trou complémentaire, qu’on a fort utilement placés là pour les surveiller, sont alors les premiers à dénoncer ces fâcheuses dérives, qu’on s’empresse alors d’immédiatement réprimer".

Il ajouta après un temps : "C’est ce qu’on appelle chez nous une OPA, c’est à dire une « opération partenariale d’amabilités »".

Le compagnon de Gulliver lui expliqua ensuite que de temps à autre, des représentants au plus haut niveau des gardiens du trou Dlasécu rencontraient des dignitaires délégués des piocheurs et des pelleteurs, et qu’on menait alors des négociations longues et difficiles mais passionnantes car pleines de revirement et de suspense, portant notamment sur la taille des pelles et leur profondeur, le nombre de coup de pioche par jour autorisé, ou encore l’incidence de l’angle de pénétration des outils dans le sol ; le tout bien sûr sans ne jamais toucher au droit le plus absolu de piocher et de pelleter autant qu’on voudrait, car ils ne pouvait être question de "rationner les besoins".

Gulliver demanda alors : "Que se passe-t-il en cas d’échec des négociations ? On cesse de piocher et de pelleter ?" Son nouvel ami pris un air outré, et s’écria : "Mais vous déraisonnez ! On ne peut pas limiter les besoins de piochage et de pelletage ! Tout continue exactement comme avant, à peu de choses près. L’important, voyez-vous, est de garder le contact".

Gulliver regarda à nouveau le spectacle qui s’offrait à lui. Le trou s’agrandissait à une vitesse de plus en plus inquiétante. Les gardiens du trou Dlasécu, très occupés à leurs activités propres, et à vrai dire un peu découragés par les conditions de leur mission, se désintéressaient peu à peu de ce qui se passait au fond. Gulliver pensa qu’ils avaient grand tort. En s’approchant encore, il constata que les piocheurs et les pelleteurs creusaient désormais non seulement en profondeur mais aussi en largeur, et qu’il y avait sous la mince couche de terre qui supportait à peine les gens Dlasécu, une immense excavation qui se creusait. A vrai dire, la dite excavation risquait non seulement d’emporter les gens Dlasécu, mais, au train où on y allait, c’est le pays tout entier, qui menaçait de s’enfoncer dans son propre trou.


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette