Quarante-et-unième Promotion du CNESSS

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Mutualité et Liberté

samedi 11 décembre 1999, par Pierre Guillaume

Compte rendu de la soirée du 11 décembre 1999 avec Pierre Guillaume.

Lumières Landaises n° 35.


En interdisant les corporations, la loi Le Chapelier, promulguée par la Révolution dans un esprit égalitaire, avait démantelé les actions d’entraide qui existaient au sein de ces corporations, et qui constituaient les précurseurs des mutuelles dont parle Bastiat. Les premières sociétés de secours mutuel seront durablement soupçonnées d’être une résurrection de ces structures corporatives, et accusées de perturber un marché, celui des soins et de la santé. Elles seront donc critiquées comme non libérales. Mais parallèlement, à partir du congrès ouvrier de Marseille de 1878, la mutualité sera dénoncée comme une tentative du capitalisme pour empêcher les progrès du socialisme !

Les fondements idéologiques de la mutualité sont-ils ou non en harmonie avec les idées libérales ? Les sociétés de secours mutuel renaissent dès les tout débuts du premier empire sous le patronage de la Société Philanthropique de Paris, dont l’exemple inspire d’autres sociétés locales, notamment à Lyon, Bordeaux, et surtout Marseille. Dès 1806, la Société Philanthropique, fondée par les membres les plus éminents de la noblesse libérale en 1780, et qui avait survécu après une éclipse à la révolution, déclare son intention : "il s’agit d’engager les ouvriers à se réunir pour s’assurer mutuellement des ressources en cas de maladie, ou lorsque les infirmités de la vieillesse les mettrait dans l’impossibilité de continuer leurs travaux. La formule mutualiste est alors donnée comme l’alternative à l’assistance". Assistance signifie dépendance, et par la même est attentatoire à la dignité de l’individu. Le mutualisme, reposant sur un effort d’épargne librement consenti, tend au contraire à responsabiliser l’individu qui devient le propre gérant de son épargne.

La naissance des premières sociétés de secours mutuel découle donc d’une volonté de respect, de valorisation de l’individu. Elle implique une relation étroite entre l’effort d’épargne de l’individu et son droit au secours. Voici un extrait des statuts de "La Société de Bienfaisance des Gantiers de Grenoble" de 1849 : "Il est de l’essence de cette société que leurs membres soient, au moment de leur admission, dans des conditions à peu près égales, c’est-à-dire soumis aux mêmes chances de chômage, de maladie, de vieillesse, et d’infirmité. Sans cela, l’association, avantageuse pour les uns serait onéreuse pour les autres. Or aucun de ceux qui la composent n’est assez riche pour supporter une inégalité qui serait une charité de sa part. Il découle de ce principe que le père de famille, s’il ne paie que la même cotisation que le célibataire, ne peut prétendre à des secours pour sa femme et pour ses enfants. Admettre une solidarité qui serait partage des risques sans égalité des charges serait retomber dans l’ornière de la charité, donc de la déresponsabilisation de l’individu".

Suspectées d’être, ou de pouvoir devenir des sociétés de résistance, donc de pouvoir soutenir, ou même de pouvoir provoquer des grèves (alors appelées coalitions), les sociétés de secours mutuel ne reçoivent pleine existence légale qu’au terme d’un décret de Napoléon III du 22 mars 1852. Ce décret les définit comme "l’expression par excellence de la concertation sociale". Mais il impose la tutelle de l’État puisque tout président d’une société de secours mutuel est nommé par l’empereur (en fait par le préfet). Il impose aussi la tutelle de notables, puisque les maires et les curés doivent prendre l’initiative de créations de sociétés de secours mutuel, et que des membres honoraires peuvent apporter leur concours financier et gestionnaire. Ces sociétés deviennent dans certaines limites des organismes de redistribution des revenus, puisque les membres honoraires sont invités à apporter leur concours financier au seul bénéfice des sociétaires.

Est-ce à dire qu’après 1852 les sociétés de secours mutuel sont devenus la courroie de transmission de l’autorité publique ? C’est en tout cas le reproche que leur fera le mouvement ouvrier après 1878. La question se pose lorsque les sociétés doivent définir la nature de leurs relations avec les médecins. Elles ont alors la tentation de réclamer une réglementation publique. Consulté, Davenne, le meilleur spécialiste des questions juridiques de l’assistance publique déclare : "l’administration ne saurait intervenir dans une question qui touche à la liberté professionnelle, et qui ne peut être résolue que par l’accord entre les parties intéressées".

Lorsque vers 1880, il y aura de très fortes tensions entre corps médical et sociétés de secours mutuel, celles-ci seront à nouveau amenées à demander un arbitrage de l’État. En vain. La législation impériale, quoiqu’on ait pu en dire sous la troisième république, ne porte donc pas atteinte au principes fondamentalement libéraux de fonctionnement normal des sociétés de secours mutuel. Elle institue une surveillance pour empêcher ces sociétés de sortir de leur domaine de compétence, mais les laisse totalement libres de réguler leur fonctionnement comme sociétés de secours.

La charte de la mutualité de 1898 allège cette surveillance de l’État. Déjà, dès 1871 les sociétés de secours mutuel avaient acquis le droit d’élire leur président. En 1898 elles acquièrent le droit de constituer des unions. Elles sont également incitées à développer leurs œuvres, qui sont alors, pour l’essentiel des dispensaires. Dès 1903, elles constituent la Fédération Nationale de la Mutualités Françaises, la FNMF, que l’on connaît encore aujourd’hui. Les sociétés de secours mutuel, dispersées, étaient des acteurs locaux du dialogue social. La FNMF est désormais un acteur national et l’interlocuteur du pouvoir. La mutualité en acquiert une efficacité et une audience accrue. Elle se réclame de 13 millions de membres en 1913, alors que la CGT, dans ses années les plus fastes à l’époque, compte environ 300 000 membres. Il est donc hors de doute que la mutualité représente en 1913 la plus grande organisation sociale de masse de la Société française.

La contrepartie de ce succès est la tendance à la hiérarchisation, et à la bureaucratisation. La structuration de la mutualité, pose, en regard d’une analyse libérale, les mêmes problèmes que la concentration des entreprises. On pourrait ainsi dire qu’après 1903, la FNMF devient monopolistique, et qu’elle le restera jusqu’à sa mise en échec de 1945.

Pratique mutualiste et liberté des acteurs. C’est dans leurs rapports avec les médecins et les pharmaciens que les sociétés de secours mutuel mettent à l’épreuve leur logique libérale. On voit en effet s’affronter ici deux logiques économiques élémentaires. Celle des médecins, qui entendent vivre de leur pratique, donc percevoir des honoraires qu’ils jugent décents, en fonction du niveau de vie auquel ils aspirent. Celle des sociétés, dont les ressources sont tirées de cotisations modiques, qui n’ont que des ressources limitées, et qui cherchent à payer les soins et les médicaments au prix les plus bas possibles.

La pratique libérale de la médecine repose sur le respect de principes qui n’ont été définitivement énoncés qu’en novembre 1927, dans ce qu’on a appelé la "Charte de la Médecine Libérale". Ces principes sont les suivants :

Libre choix du médecin par le patient. Paiement de l’acte médical par le patient. Libre entente du prix entre le médecin et son patient. Respect absolu du secret médical. Liberté totale des prescriptions. Le respect de ces principes a pour conséquence de rendre imprévisibles les dépenses médicales, et d’empêcher tout contrôle des actes. Or les sociétés de secours mutuel entendent a contrario imposer à leurs membres un médecin qui leur soit rattaché, rétribué non pas à la visite, mais par abonnement. Elles entendent connaître la nature du mal tant pour contrôler le bien fondé des soins que pour mener des enquêtes épidémiologiques. L’affrontement des deux positions est sans fin, et aucune solution ne triomphera jamais. Des ententes sont conclues au cas par cas, et en fonction des rapports de force locaux.

Les termes du dialogue ne seront véritablement changés que par la circulaire du 12 mai 1960, qui consacre le grand tournant de la médecine libérale, en obligeant le corps médical à admettre le principe d’une tarification nationale des actes médicaux.

On ne peut nier que dans ses rapports avec les médecins, la mutualité a imposé des limites à leur pratique purement libérale. La pratique mutualisée de la médecine, se situe entre une pratique libérale en clientèle, qui n’intéresse que les milieux sociaux les plus favorisés, et la pratique hospitalière, caritative, qui intéresse les indigents, qui seuls pouvaient être admis dans les hôpitaux avant 1941.

Ce qui est également évident, c’est que les sociétés de secours mutuel ont permis la médicalisation de larges catégories populaires, qui sans elles n’auraient pas eu recours au médecin. Elles ouvrent donc, après 1852, un nouveau marché pour la médecine. La crainte des médecins est que le contrôle exercé par les sociétés ne s’élargisse aux classes moyennes, que les praticiens jugent capables de payer des honoraires dits "normaux". Cet enjeu des classes moyennes, devient central dans les débats après 1880.

Les rapports avec l’État Si la mutualité a quelque peu altéré le jeu du marché de la santé, en contrepartie, elle a combattu, aux côtés du corps médical, toute forme d’ingérence de l’État. Elle s’est opposé à toute tentative d’étatisation de la médecine et de fonctionnarisation du corps médical. Ce refus de l’étatisation, lui était dicté par ses principes les plus fondamentaux, puisque la mutualité en appelle à la responsabilité de l’individu. Faire appel à l’État, c’était retomber dans les ornières de l’assistanat. Ainsi, la grande loi de 1893 sur l’assistance médicale gratuite ne sera-t-elle pas due à une initiative de la mutualité, et sera perçue par elle comme une forme d’ingérence de l’État dans un domaine qu’elle considère comme le sien. Ferme dans ses principes au 19ème siècle, la mutualité doit néanmoins transiger dès les premières années du vingtième siècle. En 1910, sous l’influence du président fondateur de la FNMF, la mutualité se rallie au principe de l’assurance retraite obligatoire des ouvriers et paysans.

La mutualité va se renier à nouveau en se ralliant, entre 1920 et 1930 à la mise en place des assurances sociales. En 1930, elle sauve néanmoins tout ce qui peut être sauvé à ses yeux, en devenant gestionnaire des 4/5 des caisses d’assurance-maladie. Les assurés sociaux ne sont plus les épargnants vertueux qu’étaient, en théorie les mutualistes, mais leur est laissée la responsabilité au moins théorique de la gestion de leurs caisses.

Sous le régime de Vichy les dirigeants de la mutualité font un pas de clerc. Ils croient lire, dans la Charte du Travail, une expression de leurs propres principes, et ils se proposent avec insistance pour gérer les comités sociaux annoncés dans le texte. Cette trop grande bienveillance vis à vis du régime de Vichy ne leur est pas pardonnée à la Libération, et la mutualité se trouve écartée de la gestion des caisses de Sécurité Sociale, au bénéfice des seuls syndicats. Elle obtient le droit de présenter des listes aux élections d’administrateur de la Sécurité Sociale, mais ses succès sont très limités. On peut donc considérer que céder à la tentation étatiste en 1943 n’a pas réussi à la mutualité.

La mutualité après 1945 N’ayant plus à assumer la protection sociale des salariés, écartée de la gestion des caisses de Sécurité Sociale, la mutualité doit redéfinir son rôle, et elle n’y parvient qu’à son congrès national d’Aix-les-Bains, en mai 1948. Elle décide de s’engager dans deux voies : l’assurance complémentaire, et le développement des œuvres, c’est-à-dire l’équipement sanitaire du pays.

Ce faisant, dans quelle mesure la mutualité reste-t-elle fidèle à sa philosophie libérale initiale ? C’est toujours dans les rapports avec la médecine libérale qu’apparaissent les choix. En 1952, le président de la FNMF déclare : "Il n’entre nullement dans les intentions de la mutualité, institution d’essence libérale, de provoquer un bouleversement doctrinaire et systématique de l’organisation médicale actuelle dont elle apprécie la valeur au regard des réalisations obtenues, ni de tendre vers une quelconque fonctionnarisation de la médecine, qu’elle serait la première à regretter". En clair, la mutualité adhère au système mis en place en France en 1945, d’une médecine libérale, financée par la Sécurité Sociale, et elle récuse le modèle anglais de médecine fonctionnarisée.

Après avoir ainsi affirmé son respect de la médecine libérale, la mutualité va en faire une adaptation. Dans sa volonté de développer ses œuvres, la mutualité va développer les pharmacies mutualistes et les centres de santé. Les centres de santé, dont le meilleur exemple est celui de Reims, ouvert en 1956, regroupent des médecins salariés, et disposent de moyens sophistiqués. Ils peuvent confronter leurs expériences et leurs points de vue, et donc faire bénéficier le patient des lumières de tout un groupe de médecins. Ces médecins pratiquent par ailleurs le tiers payant (pas d’avance par le patient), et leur tarif permet un remboursement intégral par la Sécurité sociale, associée aux mutuelles. Les centres de santé, aspirent à être des lieux de vie communautaire, autour des médecins.

La mutualité prétend aller au bout de sa logique libérale, au nom de la coexistence de la médecine de cabinet et de la médecine de ces centres de santé, qui restent en butte aux attaques les plus vives du syndicalisme médical. Et l’on voit bien ici toute l’ambiguïté des positions de la mutualité. C’est au nom de la libre concurrence qu’elle promeut ainsi des structures de soin, que les médecins, eux, considèrent comme contraires aux principes posés dans la Charte de la médecine libérale de 1927, puisque dans les centres de santé sont exclus le libre choix, le paiement direct, et dans une certaine mesure, la liberté du traitement.

Les Sociétés de secours mutuel, s’étaient originellement réclamées de l’économie sociale, qui veut ignorer le profit. La mutualité s’était ainsi formellement distingué du monde de l’assurance. Or, à partir de 1980 on voit la FNMF proclamer sa volonté de se faire place dans le monde de l’entreprise. En 1988, son porte parole déclare : "L’entreprise mutualiste doit être une entreprise performante, mais une entreprise de solidarité". Dès 1985, lors de la réforme du code de la mutualité, la FNMF a admis la légitimité du partage du domaine de l’assurance complémentaire avec les assurances privées, et ce principe a été repris dans la loi Evin de 1986. On voit ainsi, in fine, la mutualité accepter de jouer pleinement le jeu de l’économie de marché, adhérer totalement aux lois du libéralisme économique, se définir en terme d’entreprise, puisqu’il est aujourd’hui communément admis que l’entreprise est l’acteur économique le plus efficace. C’est en mettant une efficacité ainsi assurée au service de la solidarité que la mutualité affirme pouvoir sauvegarder son identité, dont les contours deviennent évidemment assez flous.


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