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Pour une réforme radicale de la fiscalité familiale

Paru dans LE MONDE le 26.08.05

lundi 29 août 2005, par Evelyne Sullerot , Michel Godet

S’il est un domaine où le temps perdu ne se rattrape pas, c’est bien celui de lapolitique de la famille. Elle conditionne d’une part la démographie, donc l’économie (pas de développement durable sans enfants), et d’autre part la cohésion sociale (réparer les carences familiales coûte extrêmement cher pour de piètres résultats). Si on laisse filer l’indice de fécondité, si on laisse se détricoter le tissu familial, on le paiera très cher. Encore faut-il, pour choisir une politique de la famille, oser dire la réalité.

Dans une Europe promise à un vieillissement démographique dramatique, la France fait encore bonne figure. Elle doit la relative bonne tenue de sa natalité à ce qui reste de la grande politique familiale votée à l’unanimité à la Libération. Bien qu’écornée, celle-ci fait aujourd’hui figure de modèle en Europe.

Si elle nous a protégés, c’est par son volet universel ­ - des allocations familiales et un quotient familial pour la fiscalité qui réduisent les inégalités entre foyers avec ou sans enfants et une école maternelle unique au monde par son extension, sa gratuité et son excellence. Ce volet universel est un précieux capital. Si on le réduit pour le convertir en politique de réduction des inégalités de revenus, on perdra sur les deux tableaux, démographique et démocratique. La politique de lutte contre la pauvreté doit s’y ajouter, pas s’y substituer. D’autant que le ciblage sur les pauvres finit par avoir des effets pervers.

Il convient de ne pas confondre politique familiale et politique sociale, en distinguant bien les trois volets - ­ l’universel, précédemment évoqué, l’horizontal et le vertical ­ - de la politique familiale. Le volet vertical vise à corriger les inégalités sociales entre familles. Il ne doit pas être confondu avec le volet horizontal, qui s’attache à atténuer, au sein de chaque catégorie sociale, la paupérisation relative des familles avec enfants.

Or le niveau de vie des familles diminue avec le nombre d’enfants (en moyenne de 10 % avec le premier, de 10 % encore avec le deuxième, puis de 5 % à 10 % par enfant à partir du troisième).

Cela explique peut-être pourquoi nous assistons à une diminution constante du nombre des familles nombreuses, qui sont pourtant nécessaires au remplacement des générations, puisque 10 % des femmes n’ont pas d’enfant et 20 % n’en ont qu’un.

Même après impôts et transferts, le niveau de vie d’une famille avec quatre enfants est, en moyenne, inférieur de 35 % à celui d’un couple sans enfants. Les familles nombreuses, généralement modestes ­ - près de la moitié des familles de quatre enfants et plus sont de référence "ouvrière" - ­ constituent le plus fort contingent de pauvres (au sens monétaire défini par les économistes : ceux qui gagnent moins que la moitié du revenu médian). Au total, il y a deux fois plus d’enfants pauvres de moins de 18 ans dans les familles nombreuses que dans les familles monoparentales.

Au nom de l’immense effort envers les familles que la France pauvre de 1945 a consenti, nous devons maintenir solidement l’acquis de la politique familiale et compléter le système du quotient familial en modulant le nouvel impôt qu’est la CSG selon la présence et le nombre d’enfants au foyer.

Actuellement, la CSG, qui représente 120 % de l’impôt sur le revenu, contribue à la paupérisation relative des familles avec enfants. Ainsi les familles nombreuses, comme les familles monoparentales, paient en proportion deux fois plus de CSG que d’impôt sur le revenu. Au total, les ménages de moins de 60ans sans enfants représentent le quart de la population et bénéficient du tiers des revenus disponibles et les familles avec enfants comptent pour 54 % de la population et seulement 43 % des revenus.

Nous proposons de "familialiser" la CSG, en attribuant une demi-part par enfant. Ce serait un préalable à toute augmentation future de la CSG ; laquelle, autrement, ne ferait qu’aggraver la paupérisation des familles avec enfants.

Dans un esprit d’équité fiscale et de neutralité des pouvoirs publics vis-à-vis du statut matrimonial des conjoints, nous proposons aussi de ramener le coefficient conjugal à 1,7 au lieu de 2. Les personnes vivant sous le même toit font des économies d’échelle dont il faut tenir compte.

Il faut aider les familles avec enfants, car elles font faire de sérieuses économies à la collectivité : un enfant placé dans une famille d’accueil ou dans un organisme public coûte respectivement six à douze fois plus cher à la collectivité que le surplus de revenu de 2 400 euros par enfant perçu en moyenne par famille.

La baisse de niveau de vie n’est pas la seule variable à prendre en compte pour expliquer l’écart entre le désir d’enfant et la réalité. Partout, en Europe, une femme sur deux voudrait un enfant de plus mais doit y renoncer pour des raisons de conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle.

Le bon taux de travail féminin en France est l’autre atout précieux qu’il faut encourager. Il n’empêchera pas les naissances si nous inscrivons comme prioritaires toutes les mesures permettant la conciliation famille/travail. Les entreprises doivent le comprendre et les hommes aussi. Le partage des responsabilités dans la vie domestique est devenu une condition du désir des femmes d’avoir des enfants.

Les femmes, maîtrisant leur fécondité, arbitrent entre activité professionnelle et procréation. Aussi faut-il leur offrir des conditions de vie et de travail qui leur permettent d’avoir un enfant sans sacrifier leurs chances, au bon moment. Or elles ne cessent de retarder ce moment. Désormais, c’est seulement à 28 ans en moyenne que les Françaises ont leur première maternité. Retarder les naissances retentit de façon préoccupante sur la fertilité des femmes, sur leur santé et celle des nouveau-nés. En outre, ces reports ont des répercussions démographiques sérieuses.

On sait déjà que la génération 1970, affectée par ces retards, ne sera pas remplacée. La situation est encore réversible si l’on ouvre aux jeunes mères des droits spécifiques à la formation, à l’emploi et au logement.

La famille est une affaire publique dans la mesure où elle compte des enfants. En revanche, la vie sexuelle et affective est une affaire privée. L’Etat ne devrait rémunérer financièrement ni les unions ni les désunions. Or c’est ce qu’il fait en consentant des avantages fiscaux aux mariés et aux pacsés sans enfants.

Les couples, de plus en plus souvent, éclatent. Actuellement, plus de 40 % des couples mariés divorcent, dont 65 % ont des enfants. Les séparations de concubins sont encore plus fréquentes et précoces. Le constat le plus préoccupant est l’accroissement du nombre d’enfants qui ont à subir la séparation de leurs parents : bientôt, à 16 ans, un enfant sur trois aura connu la séparation de ses parents. Les relations avec le père, dans 40 % des cas, se raréfient dangereusement ou cessent.

Les études existantes montrent que les enfants souffrent de la mésentente entre leurs parents, des conflits qui en résultent et des séparations qui les suivent, à la fois dans leur santé physique, leur santé psychique, leur scolarité et leurs études et dans leur socialisation (conduites à risques, violences). Les juges voient défiler de jeunes délinquants sans père ou sans mère au foyer.

En résumé, les familles avec enfants sont majoritaires dans la population (54 %) et minoritaires parmi les ménages (un tiers) et les électeurs. Seule une forte volonté politique est à même de défendre les intérêts des enfants à naître. Il en va de la durabilité de notre développement et de la pérennité des solidarités intergénérationnelles.


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