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I’m looking for the face I had Before the world was made

samedi 29 novembre 2003, par Jean-Pierre Vélicitat

« Ceci est la faute de mes lectures ; j’ai pris au sérieux Les inventions des poètes. » Gérard de Nerval

Cela se passait en province, j’étais jeune et inexpérimenté. Lisant Bachelard, j’avais rencontré deux vers de W. B. Yeats en épigraphe d’un chapitre de « L’Air et les Songes ». Il n’était pas nécessaire de bien connaître l’anglais pour se pénétrer de leur sens et de leur rythme, j’en fus saisi :

I’m looking for the face I had Before the world was made. Je cherche le visage que j’avais Avant que le monde ne soit fait. Dès lors je voulus tout faire pour connaître cette poésie dont j’ignorais le nom, comme l’on ferait pour une femme inconnue qui a souri avant de se perdre dans la foule. Cependant, c’était une image de moi que je reconnaissais dans ces vers. A cause de cela sans doute, ai-je eu la constance des sots à prendre tout ce qui arriva avec raideur et pour mon compte personnel alors qu’il aurait été si simple de consulter une encyclopédie ou un ouvrage sur l’auteur. Mais Yeats n’était alors pas traduit ni même publié en France.

Comment retrouver, dans une œuvre entièrement inconnue et dans une langue mal maîtrisée, le poème dont vous ne connaissez que deux vers ? Je me dis que la poésie est par définition une langue étrangère en même temps qu’étrangement familière, née déjà et naissant toujours, approchée souvent mais jamais possédée, toujours sur le point de disparaître mais jamais disparue. Je pratiquai donc en amateur fervent, cherchant avec avidité mais de manière désordonnée, provoquant le hasard mais sans méthode, comptant sur l’accident heureux qui me la ferait rencontrer. Défiant toute référence, la poésie semblait toujours se dérober, manquant là où elle était annoncée, vagabondant de recueil en recueil, fuyant, oui, fuyant comme une femme désirée qui se refuse. Durant ce temps, je fis de ces deux vers un fétiche ; l’idolâtrer m’isola. Ce fut un long égarement, une singulière histoire d’amour, une aventure où le hasard tient le rôle d’arme du crime, une enquête tout entière nourrie de méprises et d’intuitions qui, à la fin, récit d’un délire ou aveu d’une vérité, constituent la lecture aventureuse d’un lecteur impénitent. En vain, j’ai tenté la chance en recourant aux anthologies, pour finalement la découvrir en édition de poche anglaise dans une sélection de la poésie de W. B. Yeats. Mais auparavant, au hasard d’une lecture (je ne me souviens malheureusement plus laquelle) j’avais eu la surprise d’en rencontrer la première strophe citée en entier avec la référence au recueil THE WINDING STAIR , L’escalier en spirale :

If I make the lashes dark

And the eyes more brigth

And the lips more scarlet,

Or ask if all be right

From mirror after mirror,

No vanity’s displayed :

I’m looking for the face I had

Before the world was made.

Sa lecture -si attendue, et d’autant plus sans doute qu’elle l’était, - me laissa désemparé. J’avais cru faire quelques pas vers elle, mais elle me maintenait à distance. La chance avait semblé me favoriser, en fait elle se jouait de moi. Je voulais certes la rencontrer, cette poésie, mais je ne voulais en même temps rencontrer que celle que j’attendais, conforme à l’idée que je m’en étais fait à partir de ces deux vers que je m’étais accaparé. Autant que la poésie elle-même, je voulais lire le texte écrit avant que le Verbe ne soit.

Si je noircis mes cils

Et fais briller mes yeux

Et rutiler mes lèvres,

Ou vérifie que tout est bien

De miroir en miroir,

La vanité n’est pas en jeu :

Je cherche le visage que j’avais

Avant que le monde ne soit fait.

Ce texte me parut clair mais déroutant. Il semblait trahir la dimension d’angoisse métaphysique qui m’avait tant impressionné et dans laquelle je m’étais reconnu, n’en donnant plus qu’une image déformée par la banalité d’une anxiété qui la porte de miroir en miroir. Mais je me rendis bientôt compte que ce n’était qu’un effet d’optique, une inversion due au fait que j’avais connu la conclusion en premier ; et une déception, étant donnée la place que ces deux vers avaient usurpée. Rétablie dans sa vraie perspective, cette strophe, pensai-je, va en justifiant et approfondissant, du frivole au tragique, du quotidien à l’extraordinaire, du banal au métaphysique. Elle dit la quête, à travers le maquillage (le noir pour les yeux, le rouge pour les lèvres) et de miroir en miroir, du visage qui précéda le monde.

Ignorant encore que « feindre est le propre du poète », je crus sur parole que la vanité n’était pas ici en jeu puisqu’il s’agissait de métaphysique. Mais je voulus croire également que l’usage de la première personne du singulier renvoyait à l’auteur comme à tous ceux qui liraient le texte, hommes et femmes, puisque la vérité n’a point de sexe. Cette méprise et cette naïveté expliquent sans doute que, contrairement à beaucoup d’autres, l’idée que ce texte eût pris la coquetterie féminine pour objet ne m’a pas effleuré, ni que son thème eût été l’Amour ou la Beauté. Je ne voulais pas penser qu’une femme ait pu servir de modèle. Ici, dans cette première strophe, hors de tout contexte et sans désinence grammaticale spécifique, rien n’indiquait -et encore moins n’imposait- que ce « je » fût d’une femme. En revanche, il me fallait justifier pourquoi et comment il pouvait être aussi celui d’un homme dans une société où le maquillage est réservé aux femmes. Sinon, après le scandale de la clôture narcissique, j’aurais risqué celui, bien pire puisque poursuivi et condamné -le cas d’Oscar Wilde n’était pas si éloigné- de l’homosexualité.

Pour témoigner d’une expérience très particulière et personnelle que le dire transforme en expérience poétique et universelle, le poète cache son visage comme on avance masqué, parce que nul ne peut prétendre détenir la vérité -qui est vivante- ni, sans rougir, prétendre l’avoir approchée, car elle est farouche, autant que l’origine qui, tel un horizon, recule devant ceux qui la poursuivent. Ainsi les acteurs antiques, sur la scène, avançaient-ils masqués pour jouer les rôles qui servent de miroir au spectateur ; ainsi, le visage maquillé de rouge, pour ne pas manquer à l’obligation de réserve et de pudeur, avançait à travers la Rome antique, celui qui allait au-devant de son triomphe. Au moment où je découvrais cette strophe, les musiciens afroaméricains de l’Art Ensemble of Chicago jouaient, le visage grimé, et vêtus à la façon de leurs lointains ancêtres d’Afrique, une musique déchaînée, à la fois grotesque et terrible, tragique et futile. Plutôt que de les cacher ou masquer, leur maquillage révélait leur quête d’identité et leur revendication d’origine. Je voulus donc croire, puisqu’il fallait que le « je » qui peins ses yeux et ses lèvres, fût aussi un homme, qu’il s’agissait d’un travestisme sacré, comme il en existe lors des carnavals, fêtes durant lesquelles le monde se donne le spectacle de son inversion. S’évoquait, en lisant ces vers, non pas l’image d’une femme coquette devant son miroir, mais celle, rencontrée par hasard, de ces musiciens, ou celles des masques du peintre James Ensor. Sortant à peine de l’enfance et passant de la campagne à la ville, je fus ce balourd qui, se rendant à l’internat du lycée, s’est naïvement étonné et inquiété d’une enseigne sur un magasin de coiffure qui annonçait « INSTITUT DE COSMETOLOGIE à l’étage ». Qu’était donc la « cosmétologie » ? Impressionné par l’emphase du libellé dont c’était bien le but, ne voyant pas de rapport entre la coiffure et le cosmos, j’ai cru qu’il s’agissait d’une sorte de science de l’avenir, comme l’astrologie. Et trop hâtivement, j’en avais conclu que l’on pouvait se faire tirer les cartes à l’étage. Vers la fin des années de lycée, cette méprise se révéla n’être qu’apparente. J’appris que la même racine grecque, kosmizein, informe en effet le mot cosmos : ordonnancement du monde, aussi bien que le mot cosmétique : art d’arranger la parure. Signifiant d’abord l’agrément d’une parure, son sens s’étendit au bel ordre d’une troupe en marche, puis à l’arrangement des mots dans un discours, et enfin au monde lui-même, tel que nos discours l’auront organisé et construit. D’ailleurs, des cosmologies populaires, amérindiennes par exemple, ne racontent-elles pas la création du monde comme l’embellissement de la terre, l’agencement, à partir d’un chaos informe et donc indicible, d’une belle parure dans laquelle les lacs sont les yeux, collines et vallées les formes, et les forêts la chevelure d’une femme, notre mère la Terre ?

Pour séduire une jeune fille et travestir ma naïveté en mystère, j’ai voulu utiliser ces deux vers comme un sésame qui m’ouvrirait ses bras. Pour en assurer l’effet, j’exagérai, en déclamant, l’alternance des syllabes brèves et des longues que je soulignais : I’m looking for the face I had Before the world was made. Ce fut un désastre. L’emphase de ma diction la fit pouffer de rire. Cette nuit là, je fis un rêve. Un homme se maquillait que je voyais de dos, puis s’habillait en femme comme un prêtre et sortait. Arrivé en haut des degrés du temple, il se retourna et je vis son visage. C’était le mien, mais sans les yeux, sans regard, aveugle. S’il y a, derrière cette strophe du poème, un mythe grec de référence, ce ne serait pas celui de Narcisse -un Narcisse aux yeux crevés !- mais celui d’Eros, le Désir. Plutôt que sans yeux, ce visage est sans image. Il parle et il écoute d’au-delà la limite originaire. Il est parole plus qu’image. Le visage que j’avais avant que le monde ne soit fait, ne peut être que le visage du désir de l’Autre, sans image, sans limites, sans mensonge, sans mort, sans autres. Celui qu’aura pris le désir pour que le monde soit. Qu’il ne cesse de prendre. Un rite cosmogonique autant qu’une cosmétique.

Je retrouvai un texte dans « Les Curiosités Esthétiques » où Baudelaire fait « l’Eloge du Maquillage » et analyse « la haute spiritualité de la toilette » en présentant moins le droit de la femme à se parer que son devoir à le faire. « Idole, elle doit se dorer pour être adorée. » Idole, la femme est encore « statue », « être divin » et en même temps « prêtresse » ; c’est à dire à la fois objet et maîtresse du culte, fin et médiatrice du désir. « La poudre de riz [..] a pour but [..] de créer une unité abstraite [..qui ..] rapproche immédiatement l’être humain de la statue, c’est à dire d’un être divin et supérieur. Quant au noir artificiel qui cerne l’œil et au rouge [..ils ..] représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive ; ce cadre noir rend le regard plus profond et singulier, donne à l’œil une apparence plus décidée [..] ; le rouge [..] augmente encore la clarté de la prunelle etajoute à un beau visage féminin la passion mystérieuse de la prêtresse. » Refermant le livre, je me dis que si le visage devait rester sans image ni regard, j’approchais du moins la lettre du texte avant que le texte ne soit. Parce que le mythe est celui d’Eros lié à la question de l’origine, il cristallise tous les dangers, toutes les clôtures, la narcissique, l’homosexuelle ou l’incestueuse enfin qui les boucle. La figure du désir avant que je ne sois, prend le visage rêvé du désir de la mère.. Ou le visage désiré d’un rêve qui, ne pouvant s’avouer, ne peut qu’avancer masqué. Le visage recherché revêtait le regard dévisageant d’une icône, pétrifiant de la Gorgone Méduse, dévorant de la nuit, singulièrement le mien, et restait inenvisageable. Mais c’était bien moi, car c’est moi qui manquais.

J’apprenais la vie dans les livres alors, et je voulus confronter mon expérience au réel. L’époque venue, je me travestis et m’enivrai, tentant de me mêler à une foule en fête. Mais je ne parvins pas à m’y fondre ni même à m’étourdir. J’étouffais sous mon masque et ce trop de vie alentour me parut hostile. Cette fois, ce fut moi qui m’enfuis. Je retournai vers mes livres et m’enfermai dans mes pensées. Confus, j’ai noté : Pourquoi interroger le miroir Ou les spectres faits à son image comme à sa ressemblance Et pour y trouver quoi ? Vérifier que tout est bien là comme il se doit, S’étonner de ce qu’un autre n’y foudroie ?

La fixité de l’œil s’apaise dans l’évidence

A jamais distante d’un sourire dérisoire.

O le divin désir, marge essentielle,

De jouir directement et dans le hiatus même.

Pourquoi peindre ces lèvres d’écarlate ?

Pourquoi ceindre ces yeux d’ombre ?

De miroir en miroir,

La vanité n’est pas en jeu ;

Je cherche le visage que j’avais

Avant que le monde ne soit fait.

Lors qu’enfin je trouvai le poème en entier, ainsi que son titre et celui du recueil auquel il appartient, A WOMAN OLD AND YOUNG, toutes ces hypothèses inquiétantes semblèrent devoir s’apaiser. Le texte ne laisse en effet aucun doute sur l’identité de qui parle, c’est UNE FEMME VIEILLE ET JEUNE. Une femme de tous les âges, à la fois vieille et jeune, et non pas une femme sans âge, ni vieille ni jeune. Je songeais cependant à la Pandora de Gérard : « C’était bien à elle peut-être, -à elle, en vérité,- que pouvait s’appliquer l’indéchiffrable énigme gravée sur la pierre de Bologne : AELIA LAELIA. - Nec vir, nec mulier, nec androgina, etc. « Ni homme, ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble… » Peut-être était-ce une femme vieillie que l’on aura aimée alors qu’elle était jeune et que l’on aime toujours, comme cette Maud Gonne dont on dit que le poète fit ici le portrait, et qu’il l’aima sans en être aimé de retour. L’idéalisant, il lui éleva plusieurs monuments à travers ses poèmes. Dans The Rose of the World, la plaçant à la droite de Dieu qui créa pour elle la beauté du monde, elle est déjà un visage, ce visage solitaire qui survit tandis que le monde et nous, passons. Mais qu’il y ait un modèle pour cette figure de femme ou non, je crus pouvoir me réjouir de ce que le titre du poème, qui est aussi le vers final de chacune des deux strophes -Avant que le monde ne soit faitplace ce texte davantage du côté de la métaphysique que de la coquetterie. Que dit cette deuxième strophe ?

What if I look upon a man

As though on my beloved,

And my blood be cold the while

And my heart unmoved ?

Why should he think me cruel

Or that he is betrayed ?

I’d have him love the thing that was

Before the world was made.

Et cette femme qui parle, que dit-elle ? se défendrait-elle ?

devant qui ? de quoi ?

En fait, cette femme à la fois vieille et jeune, ne se défend pas mais s’attaque à l’incompréhension des hommes et les provoque :

Quoi, si je regarde un homme

Comme s’il était mon bien aimé,

Tandis que mon sang reste froid

Et mon cœur sans émoi ?

Pourquoi me dirait-il cruelle

Ou bien qu’il est trahi ?

J’hésitai longtemps sur le sens approximatif comme sur le sens exact du vers suivant dont la musicalité du rythme iambique ne m’était que trop connue, car Le visage que j’avais et que j’avais moi-même, dans mon égarement, recherché et fait mien, avait laissé place à La chose qui était. Quant à la première partie du vers, ce n’est pas seulement par méconnaissance de la grammaire anglaise qu’il me resta longtemps incertain.

J’aurais aimé en lui la chose qui était … J’aimerais en lui la chose qui était … Je lui ferais aimer la chose qui était

Avant que le monde ne soit fait.

Bien sûr, seule la dernière version est correcte ; mais pour autant, lorsque je m’en fus assuré, elle ne me parut pas plus claire que les autres. Alors que je pensais la tenir enfin, une fois encore elle m’échappait. J’étais encore plus dérouté que je ne l’avais jamais été. C’était coquetterie de femme et non travestissement sacré, il s’agissait d’un rapport amoureux et non d’un rituel. Je soupçonnai que mon expérience des femmes et de l’amour n’était pas suffisante pour saisir ce dont il était question dans cette strophe. Et cependant j’étais déjà un homme fait. En même temps, je perçus que, séduit, trompé dans mon attente et trahi, j’étais moi-même vis à vis de la poésie, dans la même situation que l’homme regardé par cette femme vieille et jeune. Tous deux nous pensions trahis et la disions cruelle. Mais l’un parlait de la femme dans le texte du poème, l’autre, le lecteur, parlait de la poésie ellemême. Ayant surmonté ma déception, je compris que j’étais devenu moi-même un obstacle à la saisie du texte et que je devais faire place nette de toutes ces idées que j’avais élaborées sur des fragments qui ne s’ajustaient plus à l’ensemble que je ne parvenais pas à envisager. Moi-même, je trahissais le texte au mépris de sa langue, à retenir la version du regret au passé fautif : J’aurais aimé, ou la version provocante, de femme dévoreuse d’hommes : J’aimerais en lui la chose qui était, qui voudrait accabler cette femme vieille et jeune. Il fallut mettre à plat le poème pour constater ce parallélisme qu’annonce la modulation des deux derniers vers de chaque strophe. Toutes deux sont conditionnelles et lancent un avertissement correcteur :

La première : Si je fais ceci…, détrompez-vous,…

La seconde : Si je (lui ou leur) fais cela…, qu’il(s) se détrompe(nt),…

La première strophe ne s’adresse à personne en particulier et conclut à la première personne d’un présent progressif Je cherche.

La deuxième strophe, parlant d’un supposé bien-aimé, conclut au conditionnel, Je lui ferais aimer. Les deux strophes s’articulent comme la recherche à son succès. Ce qui fut recherché n’est découvert ou ne se découvre que pour, ensuite, être partagé :Je lui ferais aimer. Comme Béatrice le fut pour Dante, cette femme-là se veut un guide. Qu’on l’utilise ou qu’on le guide, l’homme ne se perçoit pas autrement qu’un instrument manipulé qui ne comprend ni à quoi il sert, ni ce qui lui serait découvert. Pourquoi cesserait-il de la trouver cruelle et de se croire trahi ? Quand la femme est le sujet du désir, séductrice, l’homme craint de se trouver relégué au rôle d’objet que l’on prend et que l’on jette, comme Dom Juan fait de ses conquêtes. Mais Dom Juan qui cherche à allonger sa liste plutôt que les femmes elles-mêmes, accumule les conquêtes pour, semble-t-il, hâter sa fin, tandis que le mouvement de cette séductrice, plutôt qu’en extension, quête en profondeur ou verticalement, allant de conquête en conquête pour intensifier son rapport à l’origine ; « accélérant » vers l’origine et non pas vers la fin.

Si Dom Juan est un libertin en révolte contre Dieu, pensai-je, cette femme est la prêtresse d’un autre dieu que le Dieu des chrétiens. Je m’obstinais donc, retombant dans cette ornière que le titre du poème, il est vrai, ne cessait de creuser. La fascination fait coïncider l’origine et la fin, c’est le risque de toutes les clôtures rencontré au détour de la première strophe, tandis que la quête présentée ici passe d’amant en amant froidement, c’est à dire d’une manière calculée et volontaire qui la maintienne dans l’ouvert, tournée vers un toujours autre, lui interdisant de se refermer sur elle-même. Le visage que j’avais devient La chose qui était, syllabe à syllabe sur le même rythme iambique régulièrement répété :

I’m looking for the face I had

I’d have him love the thing that was

Faire aimer étant bien la même chose que partager, c’est là un art d’aimer païen, rare et exigeant. Il requiert une grande humilité, celle qui consiste à aimer et à accepter d’être aimé pour autre chose que soi. Quant au risque, il est grand, puisque c’est la facilité. Cette femme cherche le visage qu’elle avait Avant que le monde ne soit fait, trouve et veut faire partager la chose qui était

Avant que le monde ne soit fait. Qu’est donc cette chose, limite originaire, sinon le désir ? Un visage sans image parce que sans limites, celui du désir de l’autre afin que le monde soit. Si j’étais rassuré quant à mes intuitions, je sentais qu’il me manquait toujours quelque chose, une dimension à laquelle je n’atteignais pas, une expérience que je n’aurais pas vécue. Ce fut donc une femme, une femme de cette espèce que le hasard me fit rencontrer, qui aima l’amour à travers moi et non moi, et qui, ainsi, sans compter, me donna enfin accès au poème. Pour cette déesse, j’écrivis cette lettre d’un style abracadabrant :

Une femme est montée dans le train à L. qui me parla, très belle, haute de taille et sombre assez d’œil et de poil pour briller sans fard. Sa beauté était sœur de la vôtre ; catalane ? Je m’étais installé heureusement dans le départ et en prolongeais la langueur confondue à celle de votre dernier regard recueilli par-dessus mon épaule en vous quittant. J’avais décidé d’oublier, mêlé à la douce tristesse du matin, quelque chose en deçà d’inquiet que j’ai pris pour de l’irritation. Je m’étais installé confortablement dans l’ouvert de la séparation et son silence. Aucun des signes que j’aurais pu faire n’aurait eu la grâce de ce regard. Cédant à ces caressantes pensées, je me suis assoupi et j’ai rêvé que vous preniez le visage de toutes les femmes que j’avais aimées comme de celles que j’aimerai. En vous se confondaient toutes les femmes sous les traits de Laure et de Béatrice, d’Isis, la mère et l’épouse sacrée, de la Vénus antique, d’Anna Perenna, de l’Eve éternelle et parfois de la Vierge Marie… Alors je m’aperçus que je n’étais qu’un imposteur, que de ce qui s’écrivait, je n’étais que la main et non l’auteur, comme dans vos bras, je ne fus qu’un instrument. Mes mots se sont rétractés, leur marée s’est retirée. Il ne reste plus qu’un sable humide et froid sous le pied. S’il brille encore, c’est des feux du soleil que je livre séparément. Sa rumeur est l’écume de l’absence, l’écho de la présence mêlée à la permanence nombreuse des houles que je ne parviens pas à oublier. Quand tu peins tes lèvres d’écarlate et ceins d’ombre tes yeux et les fait mieux briller, ou te surprends de miroir en miroir, amant après amant, remontant vers l’amont, la vanité n’est pas en jeu : tu cherches le visage que tu avais avant que le monde ne soit fait. Quand tu regardes un autre homme comme l’un de ceux que tu aimas ou que tu vas aimer bien que ton sang reste froid et ton cœur sans émoi, pourquoi te dirions-nous cruelle ou que tu nous trahis ? Tu aimeras à travers lui l’Amour qui était avant que le monde ne soit fait. Tu lui feras aimer cela même qui fut avant que rien ne soit. Cet amour là n’est pas l’amour, il n’est pas non plus la beauté, c’est le désir, Eros, qui précède l’origine elle-même. Cette femme est sa prêtresse, elle en revêt le masque, le vérifie et l’ajuste devant les miroirs, le visage du Désir ; le visage que j’avais, dit-elle, car déjà le dieu parle par sa bouche.

Elle sort, va à la rencontre des hommes et les aime pour célébrer, renouveler et vérifier le désir qui fut à l’origine du monde. Elle veut le leur faire partager, le leur faire voir, mais cela, ils ne le supportent pas. Ils croient qu’en amour la femme est une fin en soi ; ils n’ont pas compris que dans l’acte d’amour, les hommes, littéralement, voyagent à travers les femmes.

On pourra dire qu’il s’agit là d’une sorte d’interprétation de l’antique prostitution sacrée. On peut y voir un avatar de notre destin qui ne nous fait croire à nos formes privées et personnelles que pour mieux laisser l’espèce se perpétuer et progresser à travers nous. De même les saumons pour se continuer et reproduire, changent-ils de milieu et de forme, remontant toujours plus amont vers le lieu qui les vit naître, où ils furent conçus et où ils vont, d’avoir procréé, mourir. De même les anguilles, en un long fleuve noir remontant vers sa source, retournent s’accoupler et mourir dans les fosses abyssales de la mer des Sargasses d’où renaît un jeune fleuve d’argent avalant. Ce que j’avais eu tant de difficultés à comprendre, la continuité ininterrompue de la lignée des femmes jusqu’à la souche originelle, une petite fille de cinq ans, en toute certitude, le savait d’instinct. Sur son tableau elle a dessiné elle-même d’abord, puis sa tante qui est mon épouse, et se trouvait enceinte. Dans le cercle bleu du ventre, elle a placé le bébé en rose puis l’a recouvert de bleu puisque, n’est-ce pas, on ne peut le voir. A côté de sa tante, elle a figuré sa sœur et sa grand-mère. De l’image, les hommes étaient exclus comme ils sont expulsés de la lignée continue de l’arbre de la vie. Dans le mouvement frénétique d’insectes affolés et fascinés par une lampe dans la nuit, ils tentent de regagner ce sein dont ils furent arrachés, et, faisant ainsi souche eux-mêmes, créent d’autorité des généalogies sur un artefact, leur nom. Les hommes, parce qu’ils sont nés de la femme, leur autre sexe, ont à se construire une identité comme fils de…, amant de…, et surtout père de …, alors que les femmes, parce que nées du même, en font l’économie. Filles, elles deviennent épouses, puis mères à leur tour. Poursuivant la lignée depuis Eve, la mère primitive, d’aïeule en aïeule, d’arrière-grand-mère en grand-mère, de grand-mère en mère, de mère en fille, chacune trouve de soi-même sa place où elle reçoit puis fait passer le témoin. Mais un témoin de quoi ? Et elle-même le sait-elle ? Seule celle-là qui dit : Je le veux amant de ce qui fut Avant qu’il n’y ait le monde (traduction Y. Bonnefoy) Seule celle-là sait, et peut-être l’homme effaré sur qui elle aura jeté les yeux saura-t-il l’entendre, que dans cette recherche sans fin, d’amant en amant, s’actualise cette lignée des mères et des filles depuis la nuit des temps, remontant de l’ici maintenant à l’origine du désir qui est à l’origine du monde. Cela elle l’aurait fait partager à l’amant, elle qui va d’amant en amant, comme en une anamnèse, remontant vers l’amont. C’est à travers elle, qui s’offre, qu’elle l’invite à voir au-delà d’elle. C’est à travers lui, qu’elle cherche à activer, célébrer, entretenir le désir comme la figure de ce qui fut Avant que rien ne soit.

Mais qu’on regarde à travers lui comme au-delà de lui qu’on instrumentalise, son cœur s’est pincé et ses yeux, au lieu de s’ouvrir sur l’abîme qui lui était béant, se referment sur sa petite douleur. Il la dira cruelle et qu’elle le trahit Un autre l’aurait perçu comme un vertige dans ses jambes et ses bras, craignant, à voir ses lèvres entrouvertes et dans ses yeux une aube qui blanchit, que son cœur ne décroche. Les corps devenant transparents l’un à l’autre et si étroitement mêlés que nul ne sait plus si c’est de lui ou d’elle. Et un effroi. Un vertige et l’effroi de sentir sur leurs joues la caresse d’un souffle remontant du plus profond des temps. Un temps qui n’est pas étranger aux femmes mais qui, pour les hommes, qui le plus souvent n’osent même pas le rêver, apparaît comme un puits sans fond ou une échelle de Jacob, sans fin, qu’ils appellent aussi Axis Mundi ou encore Arbre de Vie et qui dépasse tous les noms de l’ivresse -de la sainte à la crapuleuse- parce qu’il est, au sens propre, l’horreur, mise en présence du divin.

The terror of all terrors that I bore

The Heavens in my womb.

Terreur de toutes les terreurs, je portais Les Cieux dans mes entrailles.

Sur ces vers finit la première strophe d’un poème intitulé The Mother of God, dans lequel Marie rapporte elle-même l’Annonciation comme quelque chose de terrible. Il se termine ainsi : This love that makes my heart’s blood stop

Or strikes a sudden chill into my bones

And bids my hair stand up ?

Qu’est cet amour qui bloque mon sang dans mon cœur Ou insinue soudain un frisson dans mes os Ne cesse qu’il ait fait dresser mes cheveux ? Ce poème, La Mère de Dieu, appartient au recueil The Winding Stair que l’on peut traduire par l’Escalier en Spirale, ou Tournant sur lui-même, et qui signifie, en même temps que la vis desservant la tour carrée habitée par Yeats, cette Echelle de Jacob, Arbre de Vie, abîme sans fond de l’origine qui s’est ouvert sous nos pieds. C’est bien pourquoi le poème Avant que le monde ne soit fait fut d’abord rangé dans ce recueil. Parce qu’il est, comme cet escalier, vertigineux.

Il en fut chassé sans doute parce qu’une trop grande proximité risquait de faire se rencontrer, sinon se confondre, l’amour sacré de l’Annonce faite à Marie et celui de la prostitution sacrée. Il en fut donc retiré pour être rangé dans un recueil ultérieur dont le titre met vite fin aux questions d’un lecteur pressé. Pour le lecteur impénitent, les choses en allèrent autrement ; ayant, grâce à son obstination, rétabli le corps du texte dans son intégrité, et contre son entêtement, dans sa distance, il pensait ne rien lui avoir ôté de son mystère ; il pourrait donc le lire inépuisablement.


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